Ces dernières années, notre monde a connu des évolutions rapides, impactant de manière significative les secteurs de l’art et du luxe. Dans le décor prestigieux de TheMerode à Bruxelles, cinq acteurs des domaines de l’élégance et du raffinement se sont rencontrés pour évoquer les nouvelles attentes de leur clientèle.
Quelles sont les principales demandes de votre clientèle dans vos secteurs respectifs, et comment y répondez-vous ?

Head of Brussels Office chez Dorotheum
Honorine d’Ursel : Nous rencontrons deux sortes d’attentes : d’une part, ce qu’ils recherchent comme œuvre et comme style artistique, et d’autre part, leurs attentes concernant le déroulement d’une enchère. A ce sujet, la crise du Covid a vu se manifester une demande importante au sujet de la vente en ligne, créant de nouvelles habitudes. Aujourd’hui, les clients veulent que tout soit rapide et transparent, avec un souci accru d’authenticité et que tout soit consultable en ligne. Ainsi, la provenance est un élément très important. La rareté est aussi un élément plus présent qu’auparavant, tout autant qu’un objet d’un artiste à la mode. En matière de budget, les budgets moyens sont moins présents aujourd’hui, au profit de collectionneurs prêts à investir un budget beaucoup plus élevé, mais à condition d’une garantie de qualité maximale.
Aujourd’hui, les clients veulent que tout soit rapide et transparent, avec un souci accru d’authenticité et que tout soit consultable en ligne.
Christine de Schaetzen : Pour notre galerie d’art moderne et d’après-guerre et contemporain, j’ai pu constater également un changement d’habitudes. Aujourd’hui, un simple accrochage ne va pas autant attirer les amateurs que par le passé. Une de nos missions est donc d’organiser des événements tels qu’une exposition thématique ou monographique, qui va drainer beaucoup de visiteurs et susciter un effet boule de neige, des vendeurs potentiels venant vers nous avec des œuvres de l’artiste concerné. Il est donc devenu indispensable d’offrir une expérience complémentaire au vendeur ou à l’acheteur, par exemple en plaçant l’œuvre dans une exposition ou dans une foire, comme la BRAFA. Les foires sont très importantes pour les marchands, où des collectionneurs viennent du monde entier. La provenance et l’authenticité sont évidemment des éléments essentiels pour nous. A cet effet, nous travaillons avec des comités d’experts. Enfin, nos clients attendent un service personnalisé : entre le moment où je rencontre une personne pour la première fois et le moment où celle-ci me confie une pièce ou une collection, il peut se passer plusieurs années, le temps d’établir une relation de confiance indispensable.

Commissaire-priseur chez AZ Auction
Mélissa Lafont : Je vous rejoins : effectivement, aujourd’hui, les collectionneurs sont beaucoup plus exigeants, en privilégiant la qualité plutôt que la quantité. Le Covid a renforcé la vente en ligne : ainsi, il n’est pas rare d’avoir jusqu’à 400 personnes connectées, une capacité que n’offrent pas beaucoup de salles physiques. Nous organisons aussi avec succès des ventes entièrement en ligne, avec une clientèle plus jeune et à l’aise avec les outils numériques. Je confirme également que l’authenticité et la provenance sont aujourd’hui essentielles, les acheteurs cherchant une estampille d’authenticité. La relation de confiance est très importante chez nous également, avec des clients fidèles qui achètent en toute confiance. A cet effet, nous disposons d’outils très pratiques pour transmettre des informations instantanées : je réalise un reportage photo très détaillé, accompagné d’un constat d’état quasi scientifique. Mais cette relation de confiance est très importante aussi avec les vendeurs, qui viennent d’abord rencontrer une personne plutôt qu’une bannière.
Il est donc devenu indispensable d’offrir une expérience complémentaire au vendeur ou à l’acheteur.
Grégory Gobbe : Nous sommes actifs dans des secteurs très différents, mais néanmoins avec de nombreuses similitudes dans les nouveaux comportements des acheteurs qui recherchent l’expérience, l’authenticité, la qualité de matériaux rares. Pour les whiskys et notamment The Dalmore, c’est surtout la rareté qui va jouer et définir le type d’acheteur et la gamme de prix. Dans notre segment, cette gamme de prix est très large, les premières bouteilles tournant autour de 70 à 80 €, jusqu’aux corporate private sales qui peuvent monter jusqu’à 50.000 €, voire même 170.000 € pour certaines bouteilles, et la vente de fûts, qui peut aller jusqu’à 200.000 à 300.000 € pour des fûts d’un certain nombre d’années. Les plateformes de vente se sont beaucoup développées, par contre, pour les ventes privées, tout se fait par le bouche à oreille, compte tenu de la rareté du produit. Les cavistes nous aident beaucoup à renforcer notre visibilité sur The Dalmore. Nous collaborons également avec d’autres marques lors d’événements spécifiques afin de promouvoir la gamme et d’amplifier le lancement de nos éditions limitées. The Dalmore Luminary, par exemple, est une édition limitée de luxe accessible, dont chaque édition est élaborée en partenariat avec un architecte célèbre.
Bernard Van Bellingen : Bugatti, c’est la réalisation d’un rêve pour mes clients qui collectionnent de très belles voitures, la clé de voûte qu’ils n’ont pas encore et cette rareté qu’ils recherchent. L’accent est donc mis sur l’exclusivité et l’élégance. Le Covid a eu une influence positive, les clients ayant ressenti l’envie de se faire plaisir, de profiter de la vie et de faire un bon investissement.
Honorine d’Ursel : Et ça s’est vérifié aussi dans le domaine de l’art: pour nous, 2020 a été une année remarquable, tout comme 2021, mais en entraînant une modification des habitudes. Les maîtres anciens, qui étaient déjà en perte de vitesse, ont continué à baisser au profit de l’art contemporain. Aujourd’hui, beaucoup plus qu’avant, les collectionneurs d’art cherchent à investir et spéculer en art contemporain, certains d’entre eux n’étant pas forcément amateurs d’art, mais cherchant à investir pour leurs enfants.
Mélissa Lafont : Je constate la même tendance : pendant le Covid, beaucoup d’acheteurs se sont fait plaisir en achetant des objets d’art pour leur maison. On a observé également une véritable ruée sur les bijoux, le prix de l’or n’ayant cessé d’augmenter par rapport au manque de confiance qu’on observe sur les marchés financiers.
Grégory Gobbe : Le rendement d’une bouteille de whisky peut aussi s’avérer très intéressant : une bouteille achetée à 1800 €, peut se revendre 10.000 € trois mois plus tard quand les marchés se portent bien. Aucune banque ne rapporte une telle plus-value
En 2030, 80 % des acheteurs de produits haut de gamme auront moins de 40 ans. Comment percevez-vous ce chiffre impressionnant ?

Brand Manager BUGATTI-RIMAC
Bernard Van Bellingen : En ce qui nous concerne, les réseaux sociaux jouent un grand rôle, avec de nombreux car spotters qui font passer un message. Ce sont nos meilleurs ambassadeurs et ça génère des envies très positives. Je remarque en tout cas que notre clientèle se rajeunit, avec certains jeunes qui accèdent beaucoup plus rapidement qu’autrefois à un patrimoine financier important et qui sont prêts à acquérir directement le Graal.
Bugatti, c’est la réalisation d’un rêve pour mes clients qui collectionnent de très belles voitures.
Christine de Schaetzen : Je constate que beaucoup de jeunes visitent des expositions dans les galeries et les musées. Notre mission en tant que galerie, c’est de partager des passions et de faire découvrir des œuvres. Il y a peut-être un peu moins de collectionneurs, mais je suis persuadée qu’il y a toujours cette volonté de découvrir, et les réseaux sociaux ont évidemment aussi changé les choses en offrant une beaucoup plus grande visibilité.
Mélissa Lafont : La jeune génération vit dans des intérieurs plus épurés, et va acheter moins, mais mieux. Elle se montre également plus réticente à acheter du neuf, ce qui, précisément, donne tout son sens à notre mission, qui est d’être des passeurs, des transmetteurs.
Honorine d’Ursel : Aujourd’hui, la jeune génération n’est plus forcément établie à un endroit bien précis pendant de longues périodes et n’a donc pas envie de s’encombrer de beaucoup d’objets. Ces jeunes collectionnent peutêtre aussi pour investir et spéculer, et pouvoir revendre une œuvre en faisant une plus-value.

Country director BELUX chez Disaronno International B.V.
Grégory Gobbe : C’est vraiment l’expérience qui change tout dans la manière d’acheter ce type de produit d’investissement. Ces jeunes comprennent très tôt que des investissements sont possibles, même dans le domaine des alcools. Ils peuvent, par exemple, demander à une agence d’événements d’organiser une soirée pour eux et leurs amis avec un chef étoilé et une dégustation de très bonnes bouteilles.
Nous sommes actifs dans des secteurs très différents, mais néanmoins avec de nombreuses similitudes dans les nouveaux comportements des acheteurs qui recherchent l’expérience, l’authenticité, la qualité de matériaux rares.
Mélissa Lafont : Je vous rejoins sur l’expérience, je ne pense pas que posséder soit une fin en soi. Ce qui intéresse, c’est le concept de collecter, de chercher et trouver la pièce rare, de parcourir les catalogues, d’enchérir… Tout cela constitue une expérience formidable à laquelle beaucoup prennent goût.
Grégory Gobbe : Aujourd’hui, pour un jeune, le temps d’attention sur un produit pour une marque bien précise ne dépasse plus un an. Les jeunes vont chercher quelque chose de rare, une pièce unique, mais une fois qu’ils l’ont, ils aiment ensuite passer à autre chose et revendre une part de leur acquisition précédente, parfois même sans chercher à faire de marge.
Quelles stratégies développez-vous en direction de cette jeune clientèle?
Bernard Van Bellingen : Je partage beaucoup d’informations, entre autres sur les réseaux sociaux. J’ai la chance de pouvoir rouler régulièrement avec un de ces véhicules, et je suis certain que si je m’étais garé ici aujourd’hui, en face de TheMerode, un attroupement de nombreuses personnes se serait formé pour admirer le véhicule et prendre des photos. Nous tenons beaucoup à partager ce rêve, y compris pour ces jeunes qui deviendront peut-être un jour des clients.
Grégory Gobbe : Nous essayons de parler à la jeune génération à travers ses moyens de communication, mais également via l’horeca, qui constitue la première vitrine pour nos produits. Nous appliquons une stratégie spécifique pour chaque type de public auquel nous souhaitons nous adresser, et privilégions les établissements étoilés pour positionner nos produits hauts de gamme par exemple.

Mélissa Lafont : La communication est en effet un point essentiel aujourd’hui. Sans présence sur les réseaux sociaux, on n’existe pas. Même si la presse papier reste un canal essentiel pour nous, la jeune génération y est beaucoup moins sensible qu’aux supports numériques, y compris pour enchérir : nous devons proposer à nos acheteurs des billets d’enchères de ce type.
Grégory Gobbe : Les collaborations avec des célébrités jouent aussi un rôle non négligeable. Dans le cas de The Dalmore, si votre artiste préféré fait la promotion d’une bouteille à 10.000 €, il est toujours possible d’acheter une bouteille à 70 € qui reste abordable, comme Gucci le fait avec son portefeuille accessible à tout un chacun.

Director Patrick Derom Gallery
Christine de Schaetzen : Nous utilisons beaucoup Instagram, et nous essayons à chaque fois de donner un contenu à nos publications : des informations sur l’artiste mis en avant, pour susciter l’envie de venir voir l’exposition, de s’intéresser à cet artiste, etc.
Il est donc devenu indispensable d’offrir une expérience complémentaire au vendeur ou à l’acheteur.
Honorine d’Ursel : Une manière d’attirer les jeunes est d’organiser des événements qui les intéressent en les informant sur les réseaux de communication, mais aussi de savoir les prendre par la main vers le chemin de la vente. Car certains jeunes, même disposant de budgets modestes, ont envie de collectionner de l’art, et nous pouvons justement les amener vers des œuvres dans une gamme abordable, mais qui n’en sont pas moins de qualité.
Grégory Gobbe : Nous faisons également appel à des agences média qui répartissent notre communication entre la presse papier, la télévision, la vidéo ou Instagram, et ce, en fonction de notre consommateur et du pays, de manière à optimiser notre stratégie marketing.
Des liens étroits existent entre le domaine du luxe et le monde de l’art. Quelles sont les synergies possibles entre ces deux secteurs ?
Christine de Schaetzen : Durant toute ma carrière, j’ai toujours cherché des partenariats, ce qui permet de mettre sur pied un événement et de mélanger les clients et les générations. C’est important pour créer de nouvelles dynamiques et attirer une clientèle nouvelle et plus jeune.
Honorine d’Ursel : Chez Dorotheum, nous associons notre nom avec des partenaires importants qui brassent beaucoup d’intérêt dans leurs secteurs respectifs. Ce sont des collaborations positives pour les deux parties, car chacune d’elles va trouver dans l’autre un nombre de clients différents et des générations différentes.
Grégory Gobbe : L’art donne du poids au luxe et le luxe donne de la visibilité à l’art. The Dalmore collabore avec des architectes de renommée mondiale. Une fois par an, une édition est produite avec un architecte engagé dans le processus du choix de l’emballage avec le maître distillateur. Ce dernier va utiliser des pièces de différents fûts pour un assemblage destiné à créer un liquide d’exception. Le fait pour un architecte de travailler avec un maître distillateur et d’échanger avec lui, de se rencontrer sur certaines valeurs telles que la créativité, et d’arriver à intégrer sa griffe dans le produit, est un élément très stimulant. Trois de ces bouteilles sont produites par an au niveau mondial, dont une est mise aux enchères pour chercher des fonds qui seront réinvestis dans l’art et la culture.
Bernard Van Bellingen : Nous avons des contrats de licence, tel que pour la montre Tourbillon Bugatti de Jacob & Co, ou encore à Dubaï, les Bugatti Residences. À chaque fois, tout est étudié dans le détail pour que ces collaborations aient du sens.
Christine de Schaetzen : Nous aimons nouer des collaborations avec des partenaires afin de nous rapprocher des collectionneurs et offrir des expériences dans des cadres différents que ceux de la galerie.
L’art et le luxe proposent des synergies profitables aux deux secteurs, mais ils offrent aussi de belles expériences humaines, bien au-delà de l’aspect matériel?
Bernard Van Bellingen : L’expérience sur place est exceptionnelle pour le client, quand je configure un véhicule ici en Belgique, j’essaie toujours d’amener le client à l’usine de Molsheim, en Alsace, au château Saint-Jean. Le site est entièrement réservé pour lui, il y est mis en contact avec les maîtres artisans qui vont construire sa Bugatti. Et bien souvent, cette visite lui permet de choisir davantage d’options en personnalisant au maximum son véhicule, avec, par exemple, une finition bien spécifique, ou avec les armoiries de sa famille. Ce genre de moment exclusif n’a pas de prix, cette expérience unique permet au client d’entrer dans l’histoire de Bugatti et d’y créer sa voiture sur mesure. C’est sa création, son histoire.
Honorine d’Ursel : Il y a quelques années, un étudiant en histoire de l’art est venu nous demander conseil, car il possédait un petit tableau d’un artiste tchèque, qu’il était persuadé de pouvoir vendre à 25.000 €, après avoir effectué des recherches très détaillées sur cet artiste. Et il l’a effectivement vendu à ce prix-là, grâce à quoi il a pu acquérir une autre œuvre. Aujourd’hui, il est devenu marchand et il participe à la TEFAF de Maastricht, la plus importante au monde dans sa catégorie ! C’est un exemple révélateur : il n’est pas obligatoire de disposer d’un budget conséquent pour se lancer dans la collection d’art, l’important est d’avoir l’œil et de bons conseils.
Grégory Gobbe : Un client d’un certain âge est venu nous trouver, sachant que son temps était compté. Il souhaitait laisser comme héritage un fût à ses proches. Nous l’avons emmené dans la distillerie de son choix, dans les Highlands en Écosse, où il a pu choisir un fût particulier possédant une certaine valeur d’investissement. Après son décès, sa famille a été invitée en Écosse dans la distillerie, où le fût leur a été présenté, en leur expliquant qu’un nombre précis de bouteilles de cette édition limitée avait été prévu par enfant, avec un message pour les différents membres de la famille. Une expérience émouvante pour nous et ses proches, et qui témoigne du lien que ce genre d’initiative peut créer.